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À mes chairs captives

Mes jambes rougies reposent sur le bord du bain ; je pense aux moments de mon adolescence sur le fleuve, les pieds hors d’un kayak, ces instants où les mains pagaient, où les orteils flattent les vagues, où la tête oscille entre l’horizon et le vide plein de ciel. Je veux retourner dans cette collision entre mon corps et l’infini, quelque part entre avancer et contempler, entre deux.

Un pincement à la poitrine me décontenance. Je prends une grande respiration, la douleur s’avive. Mes mains rejoignent mon cœur, elles recueillent le battement. Ça vit. Entre la colonne vertébrale et le sternum, la vie va de soi. Comme c’est étrange, cette spontanéité des instincts. Mes mains ressentent la pulsation et battent aussi, à rebours. Elles sondent le cœur, lui demandent pour quel art elles battent. C’est caduc, elles se poursuivent comme un chien court pour attraper sa queue, elles s’interrogent elles-mêmes jusqu’à s’amuïr. Elles peuvent bien jouer à s’étourdir, ce sont des naturelles.

En sortant de l’eau, j’approche de ma nudité. Elle me demande de choisir mon outil entre ma voix chanteuse et écrivaine, ma main dessinatrice et violoniste, mon corps danseur ; allez, prends-en un assez près de ton cœur pour te dire, pour révéler ce qui te résiste. Tout de suite je demande au visage. Mes yeux évaluent l’état général des choses, scrutent chaque rougeur, chaque monticule, voient toute la peur mise en pot, contenue sous la surface. Une imperfection, c’est comme une entaille dans une tapisserie, ça demande à ce que l’on fouille ce qui est en-dessous, collé au plâtre, aux os. Qu’est-ce que mes os ne me disent pas? Qu’est-ce qui se réfugie dans la chair, blotti entre mon ossature et mon en-dehors? Ça m’échappe, je m’échappe. Je suis quelque part, prise en dedans. Ç’en est trop, mes mains effritées par l’eczéma prennent la relève. Elles se démènent, elles font fi des maux que ma peau leur révèle, elles me cherchent sans relâche. Palper, pétrir, charcuter le visage ; plutôt fouiller que de rester immobiles.

Et après vient le regard de cabot, les yeux tristes qui s’excusent, et qui finissent par se fuir. Partir, partir par le souvenir. Quand je pense à ma main d’artiste, me revient en tête le geste qui doute de lui-même. Ai-je jamais laissé l’intuition advenir, sans m’en méfier? Je m’en remets à la dessinatrice de 5 ou 6 ans. C’était avant l’écriture, avant que la pointe de l’écrivaine ne reste en suspens, écrive, raye, puis écrive à nouveau. Déjà je me jetais dans le geste, je dessinais les visages. Cette fois-là, j’avais mis en boule le dessin d’un gorille. J’étais sans doute fâchée de ce qu’il avouait : c’était mon premier gorille. Il devait être saisissant : j’avais le talent de capter les traits. J’avais ce regard de jongleuse entre le papier et le modèle, les yeux qui cherchent les lignes, celles qui n’existent pas et qui diront pourtant ce qui est là, ce qui nous regarde.  

Je n’avais pas réussi à saisir mon modèle sur papier, j’avais le gorille défait et pour ça je pleurais de rage. Enfin, je le pleurais surtout lui, il me manquait déjà. Papa savait, il a repêché le papier chiffonné de la corbeille, il l’a repassé au fer. Le dessin entre les mains, les yeux froissés du gorille me regardaient. Je l’aimerais, lui qui m’invitait à recommencer.

Soudain, je vois dans la glace mes yeux de papier froissé qui me chuchotent « repasse-nous. »

J’évoque toutes les autres artistes qui m’habitent, je les rappelle auprès de moi. Avec chacune d’elles vient un geste et une tenue. La violoniste joue en uniforme, la chanteuse se présente dos nu, l’actrice se costume, la danseuse fait de ses sous-vêtements un habit. L’écrivaine, elle, s’habille comme l’amoureuse. Elle dévoile une épaule, elle ne porte pas de soutien-gorge, elle se déshabille. Chacune nourrit une obsession pour les dessous ; l’artiste se trouve là, dans ce qui lui colle à la peau.

Je m’essaie au sourire, j’étire les traits que mes yeux et mes mains ont fatigués. Il ne me dit rien, c’est un sourire d’étrangère. Une expression vide, des yeux dépouillés par leur propre regard inquisiteur. Car mes artistes n’ont plus de salle pour faire porter leur voix ; je n’ai pu me satisfaire pleinement d’une seule et pour ça, au lieu de m’en défaire pour de bon, je les garde toutes captives. La violoniste est souvenir d’enfance, la danseuse et la chanteuse étouffent à répéter les mêmes élans dans l’appartement. Seule l’actrice prend parfois ma place dans la vraie vie, pour garder la face. Annabelle, dis-moi, n’y a-t-il pas un seul art parmi les tiens qui puisse te rendre utile? Prends donc ces 20 années d’existence dans tes bras et raccorde-les ensemble, fais-en une courtepointe. Un second pincement me serre la poitrine. J’allonge mon dos moite sur la céramique de la salle de bain. Et si je meurs? Si je meurs avant d’avoir servi pour quoi que ce soit? Une voix à côté de la mienne aurait pu dire à ce moment :

 Il n’est pas croiable comme le peuple deslors qu’il est assujetti, tombe si soudain en un tel et si profond oubly de la franchise, qu’il n’est pas possible qu’il se resveille pour la ravoir, servant si franchement et tant volontiers, qu’on diroit a le voir qu’il a non pas perdu sa liberté, mais gaigné sa servitude[1].

Lorsque je mourrai, enterrez-moi s’il-vous plaît dans les champs de thé, au sommet du Sri Lanka. En cet endroit où je ne me suis jamais senti aussi vivante, j’ai pensé 5 ans plus tôt : c’est ici. C’est ici que je peux mourir. M’étendre dans le vert sans limite, rejoindre la terre et sentir son souffle en moi le mien en elle, je me suis dit que ça devait ressembler à ça, la mort. Et la vie?

Ma peau frissonnante me demande de m’activer. Je me redresse et enfile ma culotte ; j’en reste là. Et si dans cet abandon de soi à l’immensité se trouvait la vie? Partout, insaisissable et précisément volatile sous l’objectif du regard insistant. Il y a bien eu un moment comme celui dans les champs de thé où j’ai oublié de me regarder, en cours de danse contemporaine. J’ai appris ce que c’était de faire l’amour.  Ma future partenaire et moi étions l’une près de l’autre quand le professeur avait mis fin à nos expressions respectives. En chacun des danseurs l’énergie avait eu le temps de pulser jusqu’à y prendre toute la place. Ne restait que cette vibration qui nous pousse à être par le mouvement, le corps dans le geste, le geste dans le corps. Trouvez un partenaire, puis ensemble cherchez l’accord. C’était presque ça, nous devions nous imbriquer encore et encore jusqu’à oublier de regarder où l’on va, jusqu’à ce que nos corps étrangers l’un à l’autre ne fassent qu’un seul souffle, jusqu’à ce que l’on danse. Avant de nous prêter au jeu, nous avions déjà délaissé une partie de notre conscience que nous quitterions pour de bon pendant ces deux minutes, le temps de se faire art.

Mes genoux plient, mon dos se courbe, ma nuque se relâche. Enfin, ma respiration se détend. C’est l’heure, j’empoigne le haut à l’épaule dégagée qui m’attend sur le crochet. Je m’apprête à le revêtir lorsque sa couleur incarnate me transporte là où le vêtement s’est peut-être imprégné, dans la chair.

Je le vois par l’ombre qu’étendent les corps, il est midi. Dans un champ de sépultures à découvert, des ruines pourtant vivantes, débordent des eaux colorées. Et ce qui mortifie, ce sont toutes ces mains activées à teindre les vêtements, mes vêtements, dans les bassins de terre cuite. Tatouées par les couleurs, elles baignent au Soleil, afférées à se défaire, à s’effondrer. Tordre tordre tordre, se nouer les mains dans le défilement des jours. Et mes mains s’agrippent à elles, mes mains en crevasses et en suintements, pourtant libres… Libres d’empoigner ce qui m’échappe, ce qui  coule d’entre mes doigts. Ce qui coule c’est la peur – laisse couler – la peur de craquer pour rien. Oh! Les mains de porcelaine cassent sur la céramique avec entre les doigts toutes ces mains qui crient, qui s’ancrent dans la couleur. Mais ça n’est pas la peine, tout ce qui entre dans le monde de l’audible, ce sont mes mains qui craquent, vides de toutes les mains endolorées.  

Si seulement elles cassaient, ce serait plus facile. Mais mes mains sont toujours là, prêtent à me palper pour trouver la dernière couche, ma couche d’artiste. Assez. C’est assez de me décontenancer, de vider mon corps, mon regard, à force de questions. Pour une fois je me regarde sans me regarder, je pars par le souvenir pour que mes yeux se fassent compagnons.

Il y a de ces rares moments comme celui de la Petite Tarzan de mes 6 ans où je sais ce que j’ai vécu – en m’y replongeant, je me vois en toute limpidité. Ma peau claire vêtue d’une culotte blanche et mes cheveux de citron ce matin-là insoumis. Ma pâleur se glissant de l’autre côté de la moustiquaire, s’inondant de lumière. Mon corps se met en bonds, en vagues, en animaux. Il prend l’audace du jeune lion. Petite Tarzan marche sur le gazon, quitte à embêter coccinelles et papillons. Elle se hisse en haut du patio et ouvre la clôture déjà entrouverte. Un bout de brise, un rien de vent fait frémir les draps lavés à l’eau de Javel. Mais c’est trop peu, ils ne sècheront qu’une fois le Soleil couché. Rien ne pourrait signaler la venue de l’automne, rien sauf cet excès de chaleur.

La petite s’assoie au bord de la piscine hors-terre vidée et y laisse pendre ses jambes. Elle regarde son père au centre de la piscine. En bobettes foncées et en bottes de pluie, il tient le tuyau d’arrosage entre ses mains. Elle regarde son père puis elle ne le peut plus, le Soleil éblouit ses yeux clairs, trop sensibles à la lumière. Alors elle se lève et arpente la bordure encerclant la piscine. Il lui dit d’arrêter ça tout de suite mais ses pieds en décident autrement. Ils gravitent sur l’arc jusqu’à ce que le vide les cerne en tous bords. On entend la corde à linge qui grince par à-coups, l’eau qui se jette sur la toile bleue. 

Papa crie assez fort pour que je tombe d’un côté ou de l’autre, parmi toute cette solitude. Mais non, je ne tombe pas. Je ne fais qu’inscrire en moi le cri de mon père, peut-être le premier dont je me rappelle.

Les mains de maman cessent d’agiter les draps. Elle tressaille – un primate, oui ça doit être ça, un gorille. Non mais vas-y, crie, fais-la tomber! À chaque fois ça la saisit et pourtant elle, elle se souvient trop bien de toutes les fois d’avant. Elle me demande de descendre de là et de revenir à l’intérieur. Je reste immobile ; sa voix m’effleure à peine. Des gouttes d’eau perlent au bout de mes doigts. Maman soupire, elle ne veut pas avoir à se fâcher. Bon d’accord. Je me retire, avant que le vent tourne. Aur revoir mon gorille fâché. Une fois rentrée, je regarde papa de l’autre côté de la moustiquaire, à l’abri des rayons acérés.

Je vois mon gorille défait sous une chaleur de mains occupées à s’effondrer. Et je lui dis recommence. Sans faire table-rase, recommence malgré.


[1] Étienne de La Boétie, Le discours de la servitude volontaire (1576), Paris, Payot, 1976, p. 121 c

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