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Chili : Ce que peut accomplir un peuple en colère

Après le référendum du 25 octobre 2020, la constitution datant de 1980 - d’ailleurs encore active jusqu’à présent - a été révoquée et sera bientôt remplacée par une nouvelle constitution. Celle-ci sera écrite de toutes pièces par une convention constitutionnelle élue selon un vote populaire qui aura lieu en avril 2021. Ce référendum est le fruit d’un mouvement social ascendant qui, depuis l’estallido (l’explosion des manifestations en 2019) s’est organisé, mobilisé et imposé, malgré la menace répressive instaurée par le président Piñera. On parle alors d’un mouvement d’ensemble : la révolte populaire au Chili ne peut être dissociée des luttes féministe, indigène et étudiante.

Colère

Le Chili est considéré par beaucoup comme étant le berceau laboratoire du néolibéralisme en Amérique Latine ou encore « le pays le plus néolibéral du monde ». La loi du marché prend le dessus, que ce soit dans la vie politique, sociale ou culturelle : la santé, l’eau, l’éducation, la sécurité sociale sont privatisées. Le système de retraites par capitalisation est incroyablement inégalitaire si l’on prend en compte le montant du salaire minimum national (600 CAD), et environ 74% de la population était endettée en 2019. Perçue comme l’élément déclencheur de l’estallido, l’augmentation des prix des transports de 30 pesos n’est en réalité qu’un seul des nombreux objets du mécontentement de la population. Le slogan « no fueron 30 pesos sino 30 años » (ce ne fut pas les 30 pesos, ce fut les 30 années) montre bien que les Chiliens et Chiliennes ont des doléances qui remontent aux 30 dernières années : malgré la transition démocratique et la solide croissance du PIB d’environ 7% depuis 1990, les inégalités se sont multipliées. En effet, la classe ouvrière et les personnes âgées n’ont souvent pas de filet de sécurité sociale telles que les pensions, la retraite, l’assurance… En contrepartie, les riches s’enrichissent : 10% des Chiliens gagnent aujourd’hui 40% des revenus du pays.

Acteurs

Étudiants/jeunesse

Les étudiant.e.s ont été l’étincelle qui a démarré la mobilisation au Chili. Depuis la « révolte des pingouins » de 2006, pendant laquelle les collégiens et lycéens demandèrent la reprise en charge de l’éducation par l’État, un tissu social apte à s’organiser rapidement s’est formé au cœur de cette jeune génération. En octobre 2019, ce furent les lycéens qui propulsèrent l’estallido à travers le mouvement « #evasióntodoeldía », encourageant la population, y compris les personnes plus âgées, à frauder les transports publics en sautant les tourniquets des métros, tout en assurant que les jeunes en assumeraient bien les conséquences si la police intervenait. Cette génération a montré à une population désunie et découragée qu’il était encore possible de manifester et de reprendre le pouvoir dans l’espace public. Au Chili, l’éducation est source de nombreuses inégalités sociales : Pinochet mit en place un système de subventions, toujours à l’œuvre en 2019, dans lequel l’État ne prenait en charge aucun domaine d’ordre public tels que la santé, l’éducation ou la culture. « En gros, l’État subventionne des entreprises privées pour qu’elles fassent le boulot à sa place. » déclare l’une des personnes interviewées pour le reportage sonore Chile Despertó. De fait, un gouffre qualitatif s’est creusé entre l’éducation offerte dans les écoles et universités privées coûteuses, et celle donnée dans les collèges pris en charge par les municipalités. Les jeunes, bien conscients de ce phénomène, se sont attribués un rôle déterminant au cours des années dans la critique de la fausse démocratie.

« El violador eres tú » https://www.elsoldemexico.com.mx/mexico/sociedad/el-violador-eres-tu-historia-letra-lastesis-chile-protestas-mujeres-feminicidos-mexico-un-violador-en-tu-camino-4543011.html

Femmes/mouvement féministe

Les femmes organisées dans un mouvement féministe national furent également décisives dans la victoire du mouvement social au Chili. En effet, il n’a fait que croître au cours des quatre dernières années, avec l’initiative « Ni Una Menos » (« pas une de moins ») visant à mettre fin à la violence rampante envers les femmes au Chili et dans le monde. Elles ont dénoncé la violence sexuelle omniprésente et institutionalisée, la répression sexuelle orchestrée par la police dont furent victimes des centaines de femmes et de jeunes adolescentes, ainsi que la violence systématique envers les femmes au Chili. Celle-ci se manifeste à travers des salaires inégaux, des lois anti-avortement, des status précaires pour les mères célibataires et les femmes au foyer, ainsi qu’à travers le nombre toujours plus élevé de violences de genre et féminicides. Depuis octobre 2019, plus de 30 personnes ont été tuées par la police chilienne, et plus de 400 personnes ont rapporté des blessures à l’œil causées par des gaz lacrymogènes et des balles en caoutchouc utilisées par les forces de l’ordre. Des centaines de plaintes pour abus sexuel et torture ont été enregistrées.

« Y la culpa no es la mía, ni dónde estaba, ni cómo vestía »

Ces femmes ont su mêler pacifisme et force, scandant « el violador eres tú ! » ( « le violeur, c’est toi ! ») leurs enfants dans les bras, devant les commissariats et la mairie de Valparaiso, la deuxième plus grande ville du pays. Ce mouvement spectaculaire a en particulier incité un réveil médiatique par la chorégraphie de Las Tesis, un collectif féministe originaire de Valparaiso ; « Un violador en tu camino » (« un violeur sur ton chemin »), ce qui en a inspiré bien d’autres à travers le monde. 

Population originelle Mapuche

Le peuple autochtone Mapuche, représentant environ 10% de la population du Chili, est un autre agent clé pour la lutte chilienne. Cette partie de la population a particulièrement souffert des conséquences du néolibéralisme, vivant la violence et la répression de l’État depuis l’invasion espagnole du XIXème siècle. Leurs terres confisquées, les Mapuche furent exilés vers des terrains étriqués et peu arables. Aujourd’hui, dans le contexte du modèle économique chilien des années 90 centré sur l’exploitation des ressources naturelles, le pourcentage d’accaparement des terres du pays par le gouvernement est parmi les plus élevés de la région. Les terres Mapuche sont dorénavant envahies par des entreprises forestières qui, à travers la plantation à grande échelle de pins et d’eucalyptus, pompent en grande majorité l’eau des communautés vivant dans ces secteurs ruraux. L’exploitation de l’eau des glaciers par des entreprises privées et la privatisation de l’eau toujours en vigueur depuis Pinochet, ainsi que la prohibition des graines appartenant aux familles Mapuche au profit des graines transgéniques et non durables fournies par le gouvernement constituent les nombreuses raisons valables pour lesquelles le peuple Mapuche soutient une lutte permanente contre le status quo, ce qui lui a valu la dénomination de « terroriste » par les médias nationaux. C’est pour cette raison que les Mapuche ont presque toujours été écartés du reste de la société, qui les a souvent considérés comme des « fauteurs de trouble ». À présent, le drapeau Mapuche peut être aperçu flottant au vent lors des manifestations, car il est devenu un symbole de lutte et d’unité. Lorsque des luttes qui auraient dû être unies depuis longtemps fraternisent enfin, le résultat est alors remarquable : 78.26% de votes en faveur d’une nouvelle constitution au plébiscite du 25 octobre 2020.

Accomplissements

Quels ont été les résultats de ce soulèvement national jusqu’à présent ? Tout d’abord, la promesse d’une nouvelle constitution écrite par une convention élue par vote populaire avec parité sexuelle, langage inclusif, droit au salaire égal pour travail égal, régulation du travail des femmes au foyer, droit à l’avortement et (bien que toujours en cours de délibération) représentation des populations originelles. Du côté social et culturel, on assiste à un véritable « virage culturel et citoyen” selon le podcast Chile Despertó, avec une exacerbation de l’esprit critique et une confrontation manifeste de la peur, des habitudes patriarcales, capitalistes, individualistes ; enfin, un questionnement global autour du néolibéralisme et du système capitaliste en général. Certains témoignent d’une importante transformation : du langage jusqu’aux relations, que ce soit entre femmes et hommes, ou entre société et corps. Beaucoup d’hommes cisgenres se reconnaissent comme étant privilégiés et auteurs d’une violence systématique, conséquence de leur éducation. Allant vers le désapprentissage de cette violence, ils proclament, d’après Chile Despertó : « le réveil des camarades féministes nous invite à nous rendre compte des privilèges que nous avons ».

Image de couverture : Martin Bernetti, AFP.

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