Il est 5 heures 30, Bogotá s’éveille.
À ce moment où le jour se montre timidement et où les immeubles sont bleus sous le soleil encore endormi, Mr. et Mme. Todo el Mundo s’activent pour prendre un bus crachotant sa fumée noire, parmi les milliers de véhicules qui sillonnent déjà la ville. Dans ce bus, une machine répète un «gracias» robotique à chaque nouveau passager, alors que celui-ci se prépare pour une heure de trajet en moyenne.
En toute occasion, même dans le bus bondé, les gens me décochent un large sourire ou un regard de curiosité insistant. Une tête blonde, on n’en voit pas souvent ici. Les rencontres avec les Colombiens débutent typiquement par trois questions: «Tu es Française?», «Tu dois avoir beaucoup d’argent», et «j’espère que tu ne penses que du bien de la Colombie». Car l’image que leur patrie a chez ces queridos gringos est bien une chose qui leur importe. Pablo Escobar, c’est fini. Vous ne voudriez pas offenser les gens pour qui Narcos, la dernière série Netflix, sonne comme un énième récit pour gringos voyeurs d’une partie sombre, mais si récente de leur passé, dont ils meurent d’envie de tourner la page.
Les Colombiens mettent beaucoup d’énergie à changer la réputation de leur pays, qui souffre d’être réduit au cliché d’une nation de narcotrafiquants. Parce que la Colombie, c’est aussi une incroyable variété de paysages, un peuple des plus heureux et aimables au monde et un train de vie sans prise de tête. Certains ne s’y font toutefois pas, et toute personne au langage un tant soit peu vulgaire est aussitôt montrée du doigt. (Ne pensez même pas à dire «fuck» au détour d’une phrase, vous risqueriez de créer un incident diplomatique.)
Question suivante, systématique, d’un Colombien à un étranger: «Et sinon tu penses quoi de la nourriture locale, c’est hyper bon non?» Euh.. oui, un peu gras mais pô pire. Ici, les vendeurs de rue sont légion, et l’on peut difficilement résister à l’odeur de friture dégagée par les stands d’arepas, sorte de galette de farine de maïs, grillée au beurre, et parfois fourrée au fromage. Le repas traditionnel est habituellement composé de riz, de patates, de plantain frit, de viande et d’une micro-salade - pour la bonne conscience. Pas pour les diet-freaks, donc. Mais la Colombie repose également sur une mine de verdure; dans chaque quartier se cachent des supermarchés débordants de fruits et légumes exotiques au plus bas prix et il est difficile de ne pas être tenté, dans la rue, par un jus frais de mangue ou de fruit de la passion.
Il serait aussi difficile de parler de la capitale colombienne sans mentionner la musique, omniprésente. Les Colombiens en raffolent et il ne se passe pas un instant sans qu’un air de vallenato, de salsa ou de champetta, résonne dans le bus, à l’école, dans la rue, au supermarché. Et le reggaeton bien sûr. Vous pensiez qu’à moins d’avoir été sur la planète Mars ces cinq dernières années, vous avez été matraqué de tubes de Pitbull? Eh bien vous n’avez rien entendu. Dans les rues de la Candelaria, quartier historique et colonial de la ville de Bogotá, le reggaeton est roi et les beats caribéens s’enchaînent toute la nuit, que vous le vouliez ou non.
Pourtant, avec un mode de vie plutôt très matinal, au-delà de 22 heures, il n’y a plus que quelques zombies dans la pénombre des ruelles. Ces épaves humaines, délabrées par la drogue, sont une conséquence bien visible des multiples conflits qui ont ravagé le pays depuis une soixantaine d’années. La Colombie a en effet été déchiré depuis le milieu des années 1960 par les affrontements entre narcotrafiquants, cartels paramilitaires et guerrilla marxiste, alors même que la guerre civile faisait déjà rage depuis 1948. Cette situation a poussé des populations entières, notamment les femmes, menacées par les violences sexuelles, à quitter leurs terres. Alors que la Colombie n’a jamais été plus proche de la paix, depuis la signature, cet été, d’un cessez-le-feu unilatéral entre le gouvernement et les FARC à Cuba, le problème des six millions de déplacés persiste et tout un peuple de la rue parsème la ville.
La journée se termine et une ultime question se pose: Tu danses la salsa? C’est facile, tu vas voir! J’ai beau leur répéter que malgré tous mes efforts, mon corps refuse de se déhancher sur ce genre de rythme et que le fait d’être la seule étrangère dans ce bar me fait déjà assez remarquer comme ça, rien n’y fait. Dans les bars à salsa, tout le monde danse, et les gens de tous âges s’invitent tour à tour pour une danse effrénée, d’une grâce qui semble innée aux Colombiens.
Il est 23 heures, Bogotá s’endort dans son lit de montagnes. Ainsi s’achève une journée comme les autres pour les Bogotanos, dont l’avenir économique et social s’annonce chaque jour définitivement meilleur que le passé.
Écrit par Sophie Chauvet, professeure d’anglais à Bogotá.