N’oublie pas, à partir de maintenant tu es seul.
Ses yeux en amande remplis de larmes amères scintillaient dans la nuit. Pour la dernière fois, ma mère m’a serré dans ses bras. Je suis monté dans le mini-bus bleu qui attendait, moteur en marche. Dans un vrombissement sourd, nous avons quitté la ville endormie.
Le parfum de ma mère est mon dernier souvenir de Bamako. Doux effluves de fleur d’oranger, mêlés au gout âcre de la peur. Nous nous sommes enfoncés dans la nuit opaque, et je fus envahi par l’étrange sensation que je devenais un homme. Un homme qui avait peur.
Je savais que ce qui m’attendait ne pouvait être que meilleur que ce que je laissais derrière moi.
Mon nom retentit dans le hall d’attente. Je sors de mes pensées dans un sursaut.
L’estomac noué, je ramasse mon sac et me dirige vers le bout du couloir. Une femme m’attend, l’air sévère. Derrière elle, une affiche cornée sur la porte indique en grosses lettres « EVALUATION SOCIALE ». Elle me serre la main, puis me fait signe de rentrer.
- Installez-vous.
Elle m’explique brièvement le déroulement de l’entretien. L’évaluation sert à « retracer mon parcours migratoire. »
- Les documents d’état civil que vous avez fournis n’ont pas permis d’attester votre minorité.
Je hoche la tête, incertain.
Elle me demande de me présenter. Je lui raconte mon histoire, que je suis le seul de la famille à avoir pu quitter le pays. La traversée, les gens qui m’ont aidé, puis comment je me suis retrouvé à Paris. Elle me demande mon âge. Je lui explique que j’ai seize ans, que je suis venu en France pour étudier.
- Quand êtes-vous arrivé en France exactement ?
Derrière ses lunettes, ses yeux plissés me fixent.
- Début décembre madame.
Elle scrute ses notes, tapote nerveusement son stylo sur la table.
- Mais vous dites être parti du Mali en mai, ça ne colle pas avec ces neuf mois passés en Libye…
Ses yeux se plantent à nouveau sur moi.
- Ah oui… la Libye… Il y a eu la prison… Il fallait travailler, puis je me suis échappé. C’était six mois difficiles et… »
- Six mois ou neuf mois ?
Mes pensées s’emmêlent. Je sens mes membres défaillir.
- Écoutez monsieur, votre récit n’est pas cohérant. La façon dont vous avez organisé et financé votre parcours migratoire me semble peu compatible avec l’âge que vous alléguez. Travailler à quinze ans, ça ne me paraît pas probable. Je le sais, j’ai un ado à la maison ! »
Ma vision se brouille, je sens mon cœur s’écraser sous ma poitrine. Aucun mot ne sort de ma bouche. Mes mains sont froides sous la table.
- Et puis je vous ai bien vu tout à l’heure boire un café jeune homme, depuis quand les enfants aiment le café ?
- Je…
- Je suis désolée monsieur Diawara.
Le tampon en plastique noir s’élève, puis s’écrase dans un bruit de gâchette. Elle se lève, me tend une feuille de papier. Ma vision est floue, je ne distingue plus rien.
La porte a claqué derrière moi. Dehors, l’air glacé me gifle au visage.
Sur la feuille que l’on m’a donnée, je lis : « Nous avons le regret de vous faire savoir que ces entretiens ne permettent pas de conclure à votre minorité et à votre isolement. »
Je lève les yeux. De l’autre côté du trottoir, un garçon attend, les écouteurs enfoncés dans les oreilles. Son regard croise le mien.
Les effluves de fleurs d’orangers et le goût de la peur.
N’oublie pas, à partir de maintenant tu es seul.
Librement inspirée de la bande dessinée « L’Odyssée d’Aly », d’Aude Picault.