Hiroshima : 70 ans depuis l’horreur

Le 6 août 1945 au matin, à 8h15, un bombardier Boeing B-29 américain, baptisé Enola Gay, largue une bombe à uranium de 16 kilotonnes, surnommée ironiquement Little Boy, sur la ville industrielle de Hiroshima, au Japon. 16 kilotonnes, c’est 16 000 kilos de TNT: une puissance énorme, même si Little Boy n’est qu’une bombe A et qu’une bombe H (à hydrogène) est au moins 1 000 fois plus puissante. À titre d’exemple, la bombe H Ivy Mike a dégagé 10 mégatonnes d’énergie, soit l’équivalent de 10 millions de kilos de TNT, lors de son explosion, en 1952. Little Boy, un engin de 4,5 tonnes, explose ce jour-là à 600 mètres du sol et la température à l’hypocentre monte jusqu’à 1 million de degrés celsius. 75 000 personnes meurent sur le champ et 50 000 des suites de leur irradiation ou de leurs blessures. C’était il y a soixante-dix ans et l’on commémore aujourd’hui le triste anniversaire du premier usage de l’arme la plus ravageuse qui soit de mémoire d’homme. Mais comment en est-on arrivé là? Quels sont les facteurs qui ont mené à cette décision terrible? Et que reste-t-il aujourd’hui dans la mémoire humaine de cet événement funeste?

L’Enola Gay et son équipage, avec le pilote, le colonel Paul Tibbets, au centre - US government [Domaine public], via Wikimedia Commons

D’abord, au moment de ces événements, la Seconde Guerre mondiale touche à sa fin. L’Allemagne nazie à bout de souffle a déjà capitulé depuis presque 3 mois, en début mai 1945. L’Empire du soleil levant, comme on appelle encore parfois le Japon, continue seul la guerre contre les Alliés et les troupes impériales essuient de lourdes pertes sur les plans humain et territorial. La Chine, la Corée et Taïwan notamment sont libérés, et les forces alliées se rapprochent de plus en plus du Japon, qui ne contrôle plus alors que les quatre grandes îles de l’archipel et quelques îles peu éloignées des côtes nippones. Le 26 juillet, les puissances alliées (États-Unis, URSS et Royaume-Uni) réunies à Potsdam en Allemagne, lancent un ultimatum au Japon, qui, malgré tout, refuse de se rendre et se prépare à une lutte impitoyable sur son territoire national.

Aujourd’hui encore, il existe un débat qui divise toujours, quant à savoir si les États-Unis n’auraient pas pu éviter d’user d’une arme aussi dévastatrice. Ceux qui soutiennent la décision des Américains, comme l’historien Robert P. Newman (voir son ouvrage Truman and the Hiroshima Cult, 1995), défendent que le Japon aurait encore combattu pendant des mois, avant de se trouver vidé de ses forces. Selon eux, ces mois auraient été très meurtriers pour les civils comme les militaires, très coûteux et, en somme, plus destructeurs que l’effet combiné des deux bombes. C’est en plus sans compter que le peuple américain est las de la guerre et que le président Truman veut en finir, notamment en vue des élections de 1948. Et il est vrai que le Japon s’est gagné, pendant la Seconde Guerre mondiale, une réputation d’adversaire acharné, avec entre autres les fameux kamikazes et des tactiques de combat qui n’admettent souvent pas la retraite. Il faut aussi savoir qu’il y encore au Japon, en 1945, un courant militariste vigoureux. Ce sont ces mêmes militaristes qui ont motivé les politiques belliqueuses du Japon dans les années 1930, ainsi que son entrée en guerre aux côtés des forces de l’Axe. Or, ils ont encore, à l’été 1945, une influence politique considérable au Japon et refusent l’idée de capituler.

La bombe Little Boy, avant son chargement dans l’Enola Bay (la porte de la soute est visible, en haut à droite) - US government [Domaine public], via Wikimedia Commons

Ensuite, à l’instar de Martin J. Sherwin (voir son ouvrage A World Destroyed: Hiroshima and Its Legacies, 1975), d’autres s’opposent à cette thèse et défendent que les Américains n’avaient pas besoin d’aller jusque-là. En effet, ils allèguent que le Japon n’était pas cet ennemi à la volonté irréductible, frisant le fanatisme, pour lequel on voulait bien le prendre. Le déchiffrement de télégrammes japonais interceptés, fin juillet 1945, a de fait révélé que le Japon étudiait sérieusement l’idée d’une reddition, tout particulièrement avec la menace de l’entrée en guerre de l’URSS contre l’Empire, prévue pour le 8 août. De plus, les Américains ont copieusement bombardé Tokyo, entre mars et mai 1945, lors de raids nocturnes, où l’on lâchait surtout des bombes incendiaires. Ces bombes ont fait des ravages et ont brûlé des quartiers entiers de la ville, puisque les maisons tokyoïtes de l’époque étaient surtout bâties en bois. On estime que près de 100 000 personnes sont mortes dans les incendies, pendant cette campagne de bombardement intensif. Et c’est un peu ce qu’ont subit plusieurs villes allemandes, comme Dresde ou Hambourg, victimes de la tactique de démoralisation prônée par les Alliés. Plusieurs historiens défendent en outre que la population japonaise était exténuée par la guerre et prête à se rendre. Alors pourquoi ne pas l’avoir fait? C’est que, dans l’ultimatum du 26 juillet, l’une des conditions de la reddition japonaise était l’abdication de leur empereur, Hirohito. Or, il faut comprendre que, pour les japonais de l’époque, l’empereur incarne un symbole sacré de la nation, et plus encore que cela, il est à leurs yeux un demi-dieu et l’on ne peut se résoudre à le renier. Certains arguent même que cette clause de l’ultimatum n’était en fait là que pour s’assurer que les japonais ne capitulent pas, pour que les Américains puissent utiliser leur toute nouvelle arme, et ainsi montrer au monde leur puissance, tout particulièrement à l’Union soviétique, dont on pressentait qu’elle serait l’ennemi de demain.

Le panache de fumée de l’explosion de Hiroshima, qui s’élève jusqu’à 12 000 mètres d’altitude. C’est en voyant cela, que le capitaine Lewis, membre de l’équipage du Enola Gay, lâche: «Mon Dieu, qu’avons-nous fait?» - Photo prise par le tireur arrière de l’Enola Gay, le Sgt. George R. Caron [Domaine public], via Wikimedia Commons

Quoiqu’il en soit, après Hiroshima, c’est au tour de la ville portuaire de Nagasaki de voir s’abattre sur elle le feu nucléaire, le 9 août. 74 000 personnes meurent cette fois-ci et le Japon dépose alors les armes le 15 août, ce qui sera entériné officiellement le 2 septembre avec les Actes de capitulation du Japon. Au total, les deux bombes auront tué plus de 210 000 personnes, sans compter les multiples leucémies et cancers qui se déclarent dans les décennies qui suivent le drame. Les bombardements laissent en outre des villes presque complètement rasées: Hiroshima a par exemple vu près de 70% de ses structures être détruites.

Maintenant, que reste-t-il aujourd’hui de ces événements tragiques? C’est d’abord des marques profondes dans la conscience du peuple japonais. De la guerre, est sorti un très robuste mouvement pacifiste, opposé à une nouvelle guerre et, bien sûr, à l’usage d’armes atomiques. Le premier ministre actuel de Japon, Shinzō Abe, un conservateur du Parti libéral-démocrate, cherche depuis longtemps à réviser la constitution japonaise, écrite après la guerre, sous supervision américaine. Il veut permettre à son pays, qui se contente jusqu’ici de forces réduites, les Forces japonaises d’autodéfense, de se constituer une vraie armée, ce qui pour l’instant est constitutionnellement interdit. Pourtant, M. Abe se heurte à la résistance de très nombreux japonais, qui sont toujours aujourd’hui fondamentalement opposés à la guerre, malgré les politiques de plus en plus agressives et inquiétante du voisin chinois. Pour ne citer qu’un exemple actuel de ce courant pacifiste, Hayao Myazaki, un réalisateur japonais de films d’animation que l’on décrit parfois comme le «Disney japonais», passe un message anti-guerre très fort dans des films comme Nausicaä de la vallée du vent (1984), Porco Rosso (1992) ou encore le très connu Princesse Mononoké (1997).

Le dôme de Genbaku, à l’origine le Palais d’exposition industrielle du département de Hiroshima, un peu plus d’un mois après le bombardement - Shigeo Hayashi [Domaine public], via Wikimedia Commons

Ainsi, ce matin, les cloches d’Hiroshima ont sonné à l’heure de l’impact et plusieurs dizaines de milliers de personnes étaient réunies pour la commémoration du désastre, soixante-dix ans après. La ville d’Hiroshima a bien sûr gardé une mémoire très vive de ce qu’il s’est passé. On a conservé tel quel le dôme de Genbaku, un bâtiment dont la structure a résisté à l’explosion et qui reste depuis un symbole de la dévastation qu’a engendré la bombe. On a d’ailleurs fait de l’édifice un mémorial de la paix. Par ailleurs, il y a aussi en service encore aujourd’hui, à Hiroshima, deux tramways datant de l’époque. De fait, les tramways ont très vite recommencé à fonctionner après l’explosion et ils sont devenus des symboles de la reconstruction et du retour de la vie. D’autre part, il y a encore aujourd’hui au Japon, environ 183 000 hibakusha, en japonais les «victimes de la bombe». Ces gens, qui ont maintenant en moyenne 80 ans, sont des rappels vivants de l’horreur atomique, les derniers à avoir vu de leurs yeux la violence inouïe de la bombe A.

Lorsque l’on s’intéresse à des événements comme les bombardements d’Hiroshima et Nagasaki, on comprend sans peine la peur terrible que l’on avait, pendant la Guerre Froide, qu’une guerre atomique éclate. Le monde a été choqué et fasciné par les événements d’août 1945 et l’empreinte est restée profonde dans les esprits. À ce jour, Hiroshima et Nagasaki restent les seuls usages d’armes atomiques en temps de guerre et, espérons-le, le seul événement de ce type dans l’histoire humaine.

Le dos d’une hibakusha, en 1948. Ses brûlures suivent le motif du kimono qu’elle portait le jour du cataclysme, les parties sombres ont attiré et concentré les radiations, alors que les claires les ont reflétées, protégeant ainsi la peau - U.S. National Archives and Records Administration [Domaine pubic], via Wikimedia Commons

Si la Deuxième Guerre mondiale vous intéresse, lisez un article du même auteur sur le siège de Léningrad, actuelle Saint-Pétersbourg, qui a duré de 1941 à 1944.

Écrit par Manuel Ausloos-Lalanda.

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