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La solitude des gens normaux : Analyse de Rhapsody de C. Meyer, 2016

En cette période de crise sanitaire, le thème de l’isolement est plus d’actualité que jamais. À la pandémie de COVID-19 s’est ajoutée une pandémie tout aussi grave, selon certain.e.s : celle de la solitude. Un commandement contre-intuitif semblable aux terrifiantes lois de 1984 d’Orwell régit à présent notre existence : « la santé c’est l’isolement ». Cependant, de nombreuses études démontrent que l’isolement tue : selon l’Association Américaine de Psychologie (2017), le risque de mortalité prématurée augmente de 50% du fait de l’isolement social. La solitude est universelle. Elle n’a pas de visage, justement parce qu’elle en a trop. Le court-métrage de Constance Meyer, Rhapsody (2016), nous permet d’observer l’un de ces visages, en mettant en scène la solitude « ultra-moderne ». Gérard Depardieu, grave et taciturne, est particulièrement émouvant dans cette performance minimaliste. En à peine quinze minutes, Meyer parvient à captiver, émouvoir et ensorceler le spectateur : un exploit. Rhapsody exemplifie à la perfection la puissance des non-dits.

RHAPSODIE

Depardieu incarne un sexagénaire habitant un appartement étroit au sommet d’un grand immeuble, qui voit ses jours se succéder et se ressembler. N’intéragissant avec personne d’autre que Téo, son jeune voisin qu’il garde la journée, et un ami qui ne cesse de lui raconter ses rêves, ce grand homme ventru parle peu et observe le monde extérieur sans jamais y tremper l’orteil. Téo constitue un centre de gravité pour l’homme qui paraît très attaché à ce petit être, dont le corps entier semble faire la taille de son avant-bras. Le contraste est déroutant, et pourtant quelque chose d’inexplicable lie ces deux opposés. 

Inexplicable, cette entente muette. Une fois que Téo a passé le pas de la porte, les deux êtres ne se quittent plus. Tout comme le monde du protagoniste, la caméra se met en mouvement dans les scènes qui contiennent l’enfant. Dans celles où Depardieu est seul, le plan est fixe. Depuis l’arrivée de Téo jusqu’à son retour chez sa mère, pas une seule scène ne le montre ailleurs que dans les bras du protagoniste ou à ses côtés. Leur quotidien est simple, les couleurs sont douces. Le blanc de la paix et de la lumière y est omniprésent. Inversement, l’isolement du personnage principal est exacerbé par l’usage de couleurs sombres. À première vue, on pourrait croire que c’est Téo qui a besoin de son baby-sitter. On se rend rapidement compte que l’inverse est tout aussi vrai : l’homme imposant observe de sa fenêtre les passants en bas de l’immeuble. La première fois, une poussette signale l’arrivée de Téo. La deuxième fois, pas de poussette. Le protagoniste va jusqu’à sortir de chez lui pour aller s’enquérir de la venue de l’enfant : « Téo ne vient pas aujourd’hui ? » Le court-métrage est symétrique, les jours se répètent. Seuls les moments avec Téo semblent être uniques. 

CONTRASTE

MATERNITÉ

Sometimes I feel like a motherless child - A long, long way from home.

Cette mélodie envoûtante qui ouvre et clôture le film résonne sans cesse dans ma tête depuis mon premier visionnage. Ces paroles, chantées a capella par un chœur, font référence à la mère. Celle-ci n’est pas unique, n’est pas forcément évidente, ne met pas toujours au monde. Elle est multitude, elle signifie quelque chose de différent pour chacun et chacune d’entre nous, elle est parfois une idée, une abstraction. Au commencement était la Mère. Il est vrai que ce court-métrage m’a étrangement fait penser à ma propre mère. Puis j’ai compris pourquoi. Elle y est omniprésente; incarnée tout d’abord par l’homme lui-même. Meyer se garde de révéler au spectateur le visage de la génitrice de Téo, qui ne fait que le déposer et venir le chercher chez son insolite nounou. Ceci permet au spectateur de se concentrer pleinement sur le parfait naturel avec lequel l’homme devient une présence maternelle.

PEAU CONTRE PEAU

Le seul autre personnage visible dans ce court-métrage est un autre homme que le protagoniste rencontre régulièrement le soir dans un bar désert et que l’on imagine être un ami. Il décrit avec ferveur ses rêves, dont l’un porte sur sa mère : elle apparaît, lui dit de fermer la porte de la maison, puis disparaît. Une réflexion naïve m’est venue à l’esprit à cet instant : même les adultes pensent à leur mère. Meyer ne permet pas au spectateur l’entrée dans le cerveau du protagoniste ; la caméra agit en observateur. On ne sait pas à quoi il pense, mais on peut l’imaginer. Peut-être pense-t-il à sa mère, lui aussi. Peut-être se demande-t-il à quel moment de notre vie on dépasse le statut d’enfant. Car l’on ne cesse jamais d’être l’enfant de quelqu’un, mais l’on cesse bien d’être un enfant. Les « enfants adultes » ont un statut étrange, flou. Être le fils ou la fille de quelqu’un semble indissociable de l’idée de jeune âge. Comment fait-on quand notre mère disparaît alors qu’on est adulte ? Nous sentons-nous perdus car, contrairement à ce que nous avons appris, nous sommes toujours des enfants, les enfants de nos mères ? 

Rhapsody décrit, peut-être de façon non intentionnelle, ce sentiment que l’on éprouve quand notre mère n’existe plus dans le monde où l’on vit. Une solitude indescriptible, qui fait penser à la « théorie de l’attachement », développée par John Bowlby, psychiatre et psychanalyste britannique, qui stipule qu’un nouveau-né éprouve le besoin inné de s’attacher à une figure maternelle principale, appelée « figure d’attachement ». Ce phénomène, appelé monotropie, démontre qu’un attachement en particulier a plus d’importance que les autres et détermine tous les autres attachements qu’un être humain construit au cours de sa vie. Cette théorie permet de mettre les mots sur le caractère spécial, puissant, de ce lien. Se sentir comme un « motherless child », un enfant sans mère, pourrait donc décrire l’une des formes les plus extrêmes de solitude. 

SEUL.E.S

Le protagoniste vit dans un grand immeuble. Il est entouré d’autres humains, qui fourmillent en bas, sur la place. À chaque étage, derrière chaque porte, se trouvent des gens, des vies, des familles. Et pourtant, c’est dans cet environnement que Meyer réussit à capturer avec efficacité une grande solitude. Cette solitude n’est pas, à première vue, déchirante ou tragique, étouffante ou écrasante. Elle est, disons, normale. Elle apparaît comme la suite logique des choses, elle ne choque pas. On vieillit, on s’isole : c’est normal.

ENSEMBLE, ISOLÉ.E.S

La solitude est devenue si courante que l’on finit par l’accepter, tout comme le protagoniste qui, bien que conscient du monde extérieur, préfère ne pas y mettre les pieds. La solitude est la contrepartie de l’individualisation d’une société dans laquelle nous devons maintenant nous construire une existence rien qu’à nous. En 2011, le Premier Ministre français, François Fillon, avait choisi comme Grande Cause nationale la lutte contre la solitude. Ce label officiel avait été décerné au collectif « Pas de solitude dans une France fraternelle », composé de 24 associations à but non lucratif telles que la Société Saint Vincent-de-Paul (SSVP), l’Armée du Salut ou le Secours Catholique. L’année précédente, une étude avait conclu qu’un.e Français.e sur 10 souffrait de « grande solitude », n’ayant pas ou quasi pas de relations sociales avec autrui. Un.e Français.e sur 3 n’avait pas de contact avec sa famille, et un.e Français sur 5 n’avait pas ou quasi pas d’ami.e.s. Selon le sociologue François de Singly, le problème avec la solitude, c’est qu’elle s’apprend. Les personnes peuvent rapidement perdre l’habitude ou l’envie de nouer des liens. Mais on n’est jamais seul.e.s à se sentir seul.e.s. Les bénévoles dans des associations telles que la SSVP effectuent des visites à domicile chez les personnes touchées par l’isolement et construisent une « relation privilégiée » avec eux ou elles. Bruno Dardelet, président de l’association en 2010, disait qu’il ne faut pas grand-chose pour rompre la solitude. Sonner à la porte d’un voisin ou d’une voisine solitaire, simplement pour lui dire bonjour, suffit à lui redonner le sentiment qu’il ou elle existe aux yeux du monde.

Notre protagoniste, quant à lui, semble avoir trouvé un échappatoire. Dans la pénombre, il est assis devant son synthétiseur, et la musique du début se fait entendre. L’image de la chorale réapparaît, comme invoquée par le personnage principal. Les yeux fermés, il se perd dans la musique, le clavier lui faisant oublier le monde, Téo, les rêves de son ami, les biscottes. L’écran redevient noir, en musique.

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