Le vinyle à pressage japonais : Chronique d’une disquaire

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Je suis systématiquement prise de dyslexie subite, lorsque vient le temps d’écrire un mot: vinyle. J’oublie immanquablement la position du “y” dans ce mot.

Depuis quelque temps, je travaille dans une boutique de musique sur l’avenue Mont-royal. J’y vais comme je vais à l’école, c’est vraiment très stimulant. Je termine maintenant toujours le boulot avec une playlist planifiée pour ma soirée. J’ai toujours adoré et écouté beaucoup de musique. J’ai énormément chanté What’s going on? de Marvin Gaye durant ma crise d’adolescence, et j’ai souvent occupé l’emploi de disquaire dans des boutiques de CD. À un tel point que j’ai l’impression d’avoir passé une partie des années 2010 en 1990. J’ai placé des quantités inimaginables de disques compacts dans des étagères en mélanine grise et il m’arrive encore parfois d’entendre le bruit de plastique des CD qui se cognent et défilent en section. Mais en ce moment, je travaille aux 33 tours et mon boulot de disquaire est devenu complètement autre chose. Je ne travaille plus dans une ambiance post-grunge 1995; c’est le 70’s groove qui rythme mon boulot. Finis les items en plastique, je vends dorénavant des vinyles. Pourquoi des vinyles? Pour tout.

Après la chute de l’industrie des vinyles durant les années 80, nous assistons à l’heure actuelle à la naissance d’un véritable culte pour ces objets du passé, rares et presque éteints pour un temps; une renaissance. La vente de vinyle n’a pas cessé d’augmenter depuis les cinq dernières années. Le monde du vinyle est une immense jungle et je dois admettre qu’il faut être un brin geek pour apprécier ce milieu. C’est un domaine très codifié et pointilleux. Plusieurs audiophiles ne jurent que par ce procédé d’écoute. On le préfère pour sa meilleure qualité sonore qui supplante radicalement celle du disque compact ou de l’écoute digitale, parce que le vinyle est le médium d’écoute qui se rapproche le plus du son naturel de l’enregistrement.

On l’aime aussi pour sa matérialité; le bel objet entre nos mains. Le vinyle est classe, parce qu’il est beau. À mon avis, rares sont les objets qui allient aussi bien le visuel et l’audio. Le CD a aussi joué sur ce dialogue, mais je trouve définitivement que le vinyle le fait à plus grand déploiement. Le format de l’objet, sa fragilité, les différentes pochettes qui l’accompagnent, intérieures, extérieures, en papier, en plastique, le noir de velours brillant du disque, les diverses étiquettes apposées des deux côtés… J’adore observer l’agencement, la relation entre les différents éléments de l’objet. Les deux arts qui se nourrissent, qui se répondent. L’artwork de la pochette apporte autant à la musique, que la musique ajoute à l’illustration. La fusion de ces deux domaines apporte une richesse et une finesse particulières à l’objet. Il est certain que le vinyle est un objet qui se prête à la collection. C’est un objet qui fait rêver.

Je bifurque un peu… La chose sur laquelle je voulais me pencher de prime abord est bien plus précise: il m’est arrivé quelque chose de merveilleux, cette semaine, à mon travail. Nous avons reçu un lot considérable de vinyles à pressage japonais et mon travail a été de les trier selon des catégories de genre. J’ai eu un plaisir fou à exécuter cette tâche. Mes yeux et mes oreilles ont été repus à souhait.

Ce que l’on appelle un pressage japonais est un vinyle produit au Japon. On dit de la qualité de ceux-ci qu’elle est supérieure à tout autre pressage. Et cette grande notoriété des pressages japonais est due aux restrictions de production de l’industrie nippone. Le vinyle japonais, d’abord, est de meilleur qualité qu’ailleurs. Ensuite, les machines à pressage japonais se limitent à une production moyenne de 10 000 copies par machine, tandis qu’ailleurs, prenons par exemple les États-Unis, on utilise le même moule pour créer environ 60 000 copies. Les vinyles à pressage japonais sont aussi rarement remastérisés ou remixés et sont ainsi plus fidèles à l’enregistrement d’origine. Donc, pendant que j’exerçais ma tâche de classification, perdue dans les méandres de longs tunnels de concentration, j’ai pu me réjouir en écoutant et en découvrant plein de musique, et j’ai pu bien comprendre la différence de qualité sonore en dégustant entre autres Mrs. Hand de Herbie Hancock.

Il n’y a pas que la dimension sonore du vinyle japonais qui se distingue des pressages réguliers. L’emballage d’un pressage japonais est aussi bien particulier; la qualité du papier et du carton, de l’impression est différente. Ce qui le caractérise tout particulièrement est sa réimpression des textes d’origine d’un album en caractères japonaises. La réédition visuelle japonaise d’un album est souvent rehaussée d’ornementations et parfois même d’une ceinture décorative, que l’on appelle un «obi». Certains vinyles se caractérisent par la couleur de leur obi, un peu comme au karaté.

Pendant mes tribulations classificatrices, beaucoup de petites merveilles me sont passées sous les yeux. J’ai vu plusieurs des rééditions de Thriller de Michael Jackson, en japonais. J’ai trouvé ça bien drôle. C’est impressionnant de voir le voyage de la musique. C’est intéressant de constater l’intérêt de l’ailleurs pour l’ici. Il ne faut d’ailleurs pas oublier que le marché musical du Japon est de très grande envergure. Il se hisse à la deuxième place sur le marché mondial de l’industrie de la musique, après les Etats-Unis. L’archipel nippon a la particularité d’avoir un marché musical très spécifique. Les Japonais ont un penchant pour la consommation musicale sur support physique. Selon les statistiques récoltées par l’IFPI, la Fédération Internationale de l’Industrie Phonographique, les ventes de musique digitale y ont reculé de 16,7 %, tandis qu’à l’échelle de la planète, elles ont augmenté de 4,3 %. La vente en formats physiques (CD et vinyles) représente près de 80% des profits de l’industrie de la musique, comparativement à 60% par exemple en France et 50% en Grande-Bretagne. Lorsque l’on est averti des tendances japonaises pour le culte de l’objet musical, on peut comprendre toute la mystique qui entoure le pressage du vinyle japonais.

Durant mon isolation contemplative, j’ai vu des pressages japonais de toutes sortes. Il y en avait pour tous les goûts et de tous les genres; j’ai tenu dans mes mains des éditions japonaises de bands alternatifs tel que The Smiths, de groupes New wave comme A Ah, d’artistes funk/soul tel que The Parliaments et George Clinton, de tender pop à la Cyndi Lauper et de jazz comme Wes Montgomery et Donald Byrd.

J’ai même eu le grand bonheur de trouver le vinyle que je voulais depuis l’époque où j’ai perdu mes premières et seules canines: le deuxième album de Prince, son album éponyme. La première chanson de cet album rend mes genoux très agités. Je suis très heureuse, je vais aller me cuisiner un petit plat de melons (vert, orange, rouge) en écoutant Bambi de Prince (sur vinyle japonais, bien sûr).

Écrit par Marilou Lyonnais Archambault.

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