Washington, 1963. Martin Luther King appelle à l’égalité pour son pays divisé par les luttes raciales. I have a dream. Quatre mots qui motiveront beaucoup à s’engager dans le combat pour la liberté. Pourtant, un an plus tard, dans les locaux des groupes d’activistes, c’est une toute autre voix qui résonne. Pure, puissante, rauque par instant. Un timbre aux sonorités de jazz et de gospel. La voix d’une femme. Celle de Nina Simone.
La chanteuse n’est pas une inconnue. Sur la scène musicale, voilà près de dix ans que ses accords audacieux et ses envolées au piano séduisent autant les amateurs de Louis Armstrong que ceux de Bach. Nina Simone maitrise à la perfection ton, rythme et mélodie. Sous ses mains, le piano, devenu instrument roi, prend vie. Une virtuosité qui découle de la pratique intensive, dès son plus jeune âge, des gammes de la musique…classique. Car Nina Simone, de son vrai nom Eunice Waymon, se destinait avant tout à une carrière d’interprète et a fait ses classes en suivant les partitions de Chopin et Brahms. Pourtant, malgré elle, son répertoire évoluera vers le jazz, le blues, le folk et la jeune fille timide et assidue deviendra la voix des droits civiques.
Un premier incident fait prendre conscience à la jeune prodige de l’existence des inégalités qui déchirent son monde. Agée de douze ans alors qu’elle présente son premier récital, ses parents venus assister à sa performance sont contraints de laisser leurs places au premier rang à des familles blanches. Nina Simone refuse de jouer devant tant d’injustice. On consent alors à faire une exception. Quelques années plus tard racisme et discrimination arrêtent net la carrière de pianiste à laquelle se destinait l’artiste. Cette fois l’injustice prend la forme d’une lettre de refus du Curtis Institute de Musique de Philadelphia. Malgré une technique hors du commun, malgré une qualité d’interprétation magistrale, malgré des années sacrifiées à la pratique intensive, Nina Simone est rejetée.
La déception est telle, que la pianiste délaisse son instrument. Mais la nécessité de gagner sa vie pousse très vite Nina Simone à renouer avec la musique. Elle donne des leçons à de jeunes enfants et, pour la première fois, utilise sa voix en accompagnement. Bientôt, elle reprend son propre apprentissage sous la forme de cours de piano privés. Leur coût élevé l’incite à se produire dans un bar d’Atlantic City. Eunice Waymon prend alors le surnom de Nina Simone et adapte son répertoire classique pour une audience populaire. Elle s’inspire de librement de Bach, Brel et Sinatra. Le gérant du bar insiste pour que sa prestation allie voix et piano. L’interprète est forcée d’accepter.
Son succès est fulgurant. Une foule d’amateurs se rend à ses représentations dans les petits pubs de la ville. I Love You, Porgy, reprise de Billie Holliday, est enregistrée et retransmise à la radio. Les salles de concerts s’agrandissent, dans le public se mêlent habitués et connaisseurs. Des collaborations artistiques lui sont proposées. Un premier album est publié et bientôt Nina Simone est entraînée dans une carrière qu’elle n’aurait jamais considérée envisageable.
La musicienne afro-américaine évolue dans un milieu masculin et majoritairement blanc. Les discriminations, comme partout aux Etats-Unis, sont omniprésentes. Mais la puissance de sa voix, sa présence sur scène et sa renommée lui confèrent un pouvoir sur ses audiences. Lorsque Nina s’assoit au piano, le public se tait. Cette ascendance la pianiste n’en fait usage que dans son art. Dans tout le pays, la lutte pour les droits de l’Homme est engagée. Mais Nina Simone est avant tout une artiste. Si elle partage l’opinion de Dr.King, elle ne rallie pas sa musique à sa cause. Elle ne veut se servir ni de sa renommée ni de sa voix charismatique pour défendre un idéal.
15 septembre 1963. Quatre jeunes filles perdent la vie dans un attentat raciste qui vise une église baptiste de Birmingham, en Alabama. Pour Nina Simone, c’est l’élément déclencheur. En réponse, elle écrit Mississipi Goddam. On retrouve le même chant puissant et rythmé, la mélodie rapide et entrainante au piano, les percussions discrètes. Mais les paroles sont à présent incisives, troublantes d’assertions. “You don’t have to live next to me / Just give me my equality”. La chanteuse prend finalement position et se fait la voix du mouvement.
Mississipi Goddam tourne en boucle dans les lieux de réunion des révolutionnaires. Nina Simone se lie avec de nombreux représentants des groupes de résistance : Malcolm X, James Baldwin, Langston Hughes. La chanteuse reprend Strange Fruit de Billie Holliday qui dénonce les violences faites aux Afro-Américains dans les Etats du Sud. Elle enregistre Old Jim Crow, Backlash Blues, Young Gifted and Black: des textes forts, féderateurs et engagés. L’artiste prône la lutte proactive et violente au détriment de la résistance passive défendue par Martin Luther King. Autant par sa renommée que par son charisme, Nina subjugue les foules. Ses discours sont écoutés, son avis respecté. La voix grave et puissante qui a convaincue les musiciens entraine à présent les activistes. “Je me sentais plus vivante à cette époque qu’à présent car on avait besoin de moi, et je pouvais chanter pour aider mon peuple” déclarera ultérieurement la pianiste.
Mais Nina Simone défend ses valeurs d’égalité dans d’autres sphères que celles des droits civiques. Avec Four Women, la chanteuse aborde le thème de la place, parfois difficile, que la femme occupe en société. Fière de ce qu’elle est, de son corps, elle n’hésite pas à s’opposer aux conventions imposées aux femmes. Elle revendique fièrement sa liberté, autant dans des choix vestimentaires osés qu’avec sa présence dans un monde essentiellement masculin. Avec aisance, elle fréquente politiciens, penseurs et hommes de renom. La prestance conférée par sa voix sur scène irradie sur son personnage public.
Nina Simone n’est pas seulement un emblème du mouvement des droits civiques. C’est un symbole de la réussite d’une femme dans un milieu très masculin, celui de la musique et du jazz. C’est le symbole d’une femme qui a su faire entendre sa voix en politique. C’est le symbole d’une femme qui a su aller au-delà des conventions sociales pour être ce qu’elle voulait être. Son engagement et ses morceaux resteront intemporels. Et par le pouvoir de son timbre unique et de son caractère hors-norme, Nina Simone restera une icône.