La récente expansion des projets de revitalisation urbaine et la popularisation de ce que le public perçoit comme étant de «l’art de rue» au sein de l’espace public peut amener à se questionner sur la cohabitation entre l’art urbain légalement encadré et financé, comme le muralisme, par rapport au street art, voire aux graffitis plus traditionnels et dépourvus de cadre légal. Cette version institutionnalisée et commercialisée de ce type d’art l’ampute-t-elle de la portée revendicatrice généralement associée à l’art de rue plus subversif?
En tant que collaboratrice de Graphite relativement profane en la matière, le festival MURAL, évènement d’«art public» qui s’est déroulé du 4 au 14 juin sur le Plateau Mont-Royal, aura été l’occasion de mettre en lumière ces questionnements. Son financement est tant issu du public que du privé. À ce titre, l’évènement est subventionné par la Société de Développement du Boulevard Saint-Laurent, qui a pour mission de développer culturellement et économiquement le secteur. Elle est elle-même financée par les cotisations de plus de 600 places d’affaires situées dans l’arrondissement, ce qui implique que les entreprises qui y investissent bénéficient directement des retombées économiques. J’ai donc choisi de faire, lors de cette troisième édition de MURAL, des entrevues avec des artistes aux styles variés, ainsi qu’avec des personnes dans les coulisses du festival, mais aussi d’autres, plus critiques de l’initiative et à l’origine de mouvements en marge de l’art commercial. Le portrait que j’ai tenté de dresser n’est évidemment pas exhaustif, mais il délivre une pluralité de points de vue sur le phénomène émergent qu’est le muralisme.
Afin de mieux définir mes interrogations, il est d’abord nécessaire de distinguer les nuances entre graffiti, street art et muralisme. Le premier, qui remonte jusqu’à des époques lointaines comme la Grèce Antique, s’apparente à une occupation de l’espace public. Il se traduit notamment par une transgression et une remise en cause de la propriété privée. En cela, il ne vise pas la reconnaissance du grand public, mais plutôt de personnes issues du même milieu. Ce faisant, les auteur-e-s de graffiti n’entendent généralement pas faire commerce de leur art. Illégal par définition, puisqu’il s’approprie la propriété privée sans consentement de ses propriétaires, le graffiti vise traditionnellement la reconnaissance des gens du milieu et une contestation de la société actuelle et de ses normes d’inclusion. Il se distingue du tag: un message ou une simple signature du nom de l’auteur, parfois crypté, qui consiste en de simples inscriptions.
Quant au street art, on lui attribue souvent une certaine «autocensure consensualiste», qui contribue à davantage populariser l’art de rue. Il se distingue du graffiti par la manière dont il se sert de nouveaux modes de diffusion culturelle, notamment les réseaux sociaux, voire le marketing. Il cherche donc à attirer un plus grand nombre de spectateurs, tout en valorisant l’espace urbain, ce qui tend à accroître la gentrification des quartiers dont il orne les murs. Cet art fréquemment autorisé et encouragé dans l’espace public pousse cependant à remettre en question la portée revendicatrice de l’art de rue, puisqu’il se soumet alors parfois aux lois de l’État et aux intérêts commerciaux.
Finalement, depuis les années 2010, le muralisme émerge dans les bassins urbains et contribue à la popularisation et la professionnalisation du street art. Selon C-215, artiste pochoiriste français reconnu dans le milieu de l’art urbain, le fait que le muralisme fasse l’objet d’une commande implique une censure collective et engendre donc une économie de l’art qui est proche de l’industrie du divertissement. C’est, de ce fait, l’indépendance des artistes qui est remise en question, étant donné qu’ils se plient en quelque sorte aux intérêts d’autrui pour livrer un message sanctionné par l’autorité.
C’est avec ces questionnements et ces définitions en tête que je suis allée à la rencontre des artistes du festival MURAL.
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ERIC CLEMENT

J’ai d’abord parlé à Eric Clement, artiste visuel et producteur montréalais, dont on peut admirer la murale dans la ruelle au sud de la rue Prince-Arthur, entre Clark et St-Laurent.
Comment en es-tu venu à participer au festival MURAL?
L’année passée, j’ai fait une activité au cinéma Excentris dans le cadre d’une conférence de presse avant le festival et j’ai travaillé quelques fois avec LNDMRK. Puis, quand on a eu la chance de le faire, j’ai dit «absolument, je vais le faire, c’est super!»
Est-ce que le résultat final de ta murale correspond à l’idée que tu t’en faisais au départ? Ou contient-elle une part d’improvisation?
D’habitude, la méthode avec laquelle je travaille est que je fais beaucoup de sketchs à l’avance, je fais comme un collage des dessins que je fais moi-même et après ça je les mets sur l’ordi. Alors j’ai quand même un processus assez rigide. C’est presque ce que je voulais faire, mais ça change toujours un peu quand on est là. Le mur est un peu plus long que je pensais, donc les éléments sont un peu plus gros, certains ont changé. Mais si on regarde le sketch, c’est pratiquement la même chose.
Je vois que tu as un style plutôt «bande dessinée», est-ce qu’il y a d’autres types d’art que tu pratiques outre ce qui relève plus de la peinture?
À part la peinture non, mais je travaille aussi à l’huile et ce que je fais est plus réaliste. Pour ce qui est des murales, le style bande dessinée marche parce que c’est quelque chose que les gens ont déjà rencontré dans leur vie. Alors il y a quand même un point de départ pour les spectateurs et c’est plus facile de rentrer dans le sujet du travail, d’après moi.
Est-ce qu’il y a quelqu’un qui t’a inspiré ou qui a influencé ton art en particulier?
Je dirais mon père, car c’est lui qui a gardé toutes les bandes dessinées de quand il était jeune. Nous avons une famille bilingue: ma mère est anglophone et mon père francophone. On avait des Tintin, des Astérix, des choses du genre, et plus je vais et je fais de l’art, plus je pense aux moments que je passais avec les livres ouverts, en train de faire un tracing ou d’essayer de faire le drawing moi même. Donc c’était une grosse influence.
En parlant d’enfance, te rappelles-tu de ton premier dessin d’enfant dont tu te souviens avoir été fier?
J’ai fait un dessin de Patrick Roy et c’était extrêmement compliqué, car les pads des goaly sont compliqués. Je me souviens que j’ai travaillé fort pour ça, ça m’a pris deux-trois heures et c’est long quand tu es jeune! J’avais peut-être neuf-dix ans et je pense que c’est le point où je me suis dit que j’étais plus intéressé à ça que d’autres affaires.
S’il y en a un, est-ce que ton art à un message à faire passer (social ou politique) de plus que l’œuvre matérielle en tant que telle?
Pour moi, je laisse ouvert. Si je parle de quelque chose de politique ou social, c’est vraiment caché. Je trouve que si c’est trop le sujet entier d’un travail, ça va éloigner les gens qui ne sont pas intéressés. Alors il y a des éléments dont je sais que pour moi c’est important, mais que je n’essaie pas trop de les communiquer.
Nous sommes dans le cadre particulier du festival MURAL. Est-ce que cela change de produire une œuvre dans un cadre légal et organisé par opposition à ce qui est street art plus traditionnel? Penses-tu que c’est possible de faire les deux?
Pour moi, la plupart du temps, je fais des murales intérieures, donc pour des clients, ou des toiles, des tableaux. Je faisais du graff quand j’étais jeune, mais plus maintenant. Je trouve que la différence est qu’on a le temps et ils nous aident à le faire; on a des personnes qui coordonnent les affaires, ça nous donne plus de temps pour faire juste de l’art et travailler sur le mur, ça nous donne la chance d’y travailler plus fort que si j’étais en charge de l’organisation.
Dans ce même ordre d’idées, selon toi, si le street art et le graffiti étaient légaux, est-ce que ça changerait leur portée socioculturelle?
Le graff, ce n’est pas la même chose; pas la même motivation et je pense que c’est là parce que c’est illégal. Je peux pas trop dire, parce que je ne suis pas un artiste graffeur, mais c’est différent pour sûr. Certains artistes vont entre les deux et je trouve ça correct, si on peut le faire d’une manière où le public peut s’engager un peu plus avec ça, c’est ce qui est important. Mais en même temps, un monde sans graff, c’est plate!
Si tu pouvais faire une murale sur n’importe quelle bâtisse au monde, ce serait laquelle?
Hum… le Taj Mahal? Nice angles!
Selon toi, qui est Banksy?
George Bush? J. Edgar Hoover? Jimi Hendrix? Je sais pas… mais j’espère qu’il restera anonyme.
Merci beaucoup pour cette entrevue.
Merci à toi.
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EARTH CRUSHER

J’ai poursuivi mon enquête avec Earth Crusher, artiste montréalais anglophone, aussi connu sur le nom de Dre, dont l’œuvre reflète une fascination pour les enjeux du monde commercial. Sa murale se trouve sur la rue Clark, entre Rachel et Duluth.
Comment en es-tu venu à participer au festival MURAL?
I was invited by MURAL to participate this year and I live here, so I know some of the guys and they have seen my work. So I’m happy to be invited!
Est-ce que tu peins généralement à la bombe ou ça peut aussi être au pinceau?
Usually, if it’s outdoor work like this, it’s gonna be cans, using rollers to fill in as well, when speed is involved. But painting inside, I’ll maybe use some cans on a big canvass. I also like to do watercolours and drawings, stuff like that, illustrations…
Si ta murale était un plat ce serait quoi?
Good question. I would say caviar.
Est-ce que, s’il y en a un, ton art sert à faire passer un message qui est plus large que l’œuvre matérielle en tant que telle?
I try with my work to tell a story that is socially relevant and stuff like that. So yeah, definitely. Everything under Earth Crusher is very political and making social commentary on extreme wealth and power relations, that kind of things.
Est-ce que ça change quelque chose pour toi de produire une œuvre dans un cadre légal et organisé par opposition à tout ce qui est street art plus traditionnel? Est-ce que tu penses que c’est possible de faire les deux?
Yeah, definitely. I think that any artists should be able to find a way to make their art work with different environments or spaces. So when you have this opportunity to paint a huge wall legally, I don’t feel weird about it. Even if, you know, doing illegal stuff is what makes it count!
Pour toi, si le graffiti ou l’art de rue étaient légaux, penses-tu qu’il aurait la même portée socioculturelle? Est-ce que cela aurait sa place dans les musées?
I guess graffiti only makes sense when it’s illegal. I guess it will always exist, you know. And when it’s legal… the fact that it’s illegal makes it have a message; the medium is the message. When it’s illegal it communicates something. There’s a risk to do it somewhere, so there’s a weight behind it, something you’re not supposed to do. There’s always going to be someone who does it just to stand out and be like «I broke the rules!».
About the museums, I guess it’s the museum’s choice, but yeah. I think all arts deserve to be seen as art. It depends on who sees it. It doesn’t matter that it’s good or bad art in a way, you know, cause it’s up to the viewer.
Si tu pouvais faire une murale sur n’importe quelle bâtisse au monde, ce serait laquelle?
Ouf, au monde hein? I would say the Federal Reserve Bank in Washington or maybe New York Stock Exchange. Or maybe something in Dubai, like those tall buildings in Dubai or something. Something, somewhere, that the most powerful people own: I would like to have my paintings on there.
Est-ce que tu te rappelles la première fois de ta vie où tu as touché à une canette de peinture et ce que tu en as fait?
I used to live next to a bridge near my parents’ house and it was a good place to paint, like safe-illegal you know? And I went there and painted this robot! I was addicted after that. It was too fun. After I saw it, I thought it was going to be easy to make it better, but it was so hard and I was determined to get better. So I was practicing all the time.
Selon toi, qui est Banksy?
Haha! He’s some guy, I don’t know, but I know people who have met him… So it’s a guy I think, some guy. As far as I know, I don’t want to know, it’s better. His thing is not being known so… And it’s funny cause he still has a good reason to be hiding now. If when he started, he wanted to hide his identity because he’s doing illegal work and doesn’t want to get caught, now he’s such a celebrity, that if people know who he is, he can’t go down the streets anymore, cause everyone knows. It’s even worse, almost!
It’s kind of smart, it’s like he’s so famous but nobody knows who he is. It’s perfect cause his work will sell and be seen and appreciated by the whole world, but they don’t have to see who he is. It doesn’t get in the way of his work.
Thanks a lot for this interview.
I appreciate it, thank you!
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Le second volet de la première partie de ce dossier contiendra deux autres entrevues avec les artistes Mc Baldassari, dont la murale se trouve dans la ruelle au nord de Prince-Arthur, entre Clark et St-Laurent, et Astro, dont la murale est visible dans un parking sur Clark entre Rachel et Duluth.
Dans sa deuxième partie, notre dossier se penchera sur les entrevues de Pierre-Alain Benoît, directeur des relations publiques et partenariats chez MURAL, et Zola, artiste visuelle qui a participé aux collectifs Decolonize Street Art et Off Murales.
Pour nos entrevues avec les muralistes Mc Baldassari et Astro cliquez ici et pour notre album des murales de cette année, c’est ici!
Écrit par Alexandra Bahary.